Pourquoi mener des recherches interdisciplinaires sur la fin de vie ?

Ils travaillent en Belgique, Espagne, Suisse, au Royaume Uni et au Canada. Tous mènent des recherches interdisciplinaires en lien avec la fin de vie et les soins palliatifs. Nous les avons interrogés sur leur expérience de ces travaux collaboratifs, les difficultés qu’ils ont rencontrées et les bénéfices qu’ils en ont retiré.

Entretien croisé en deux parties.

Sabah Boufkhed

Royaume-Uni
Sabah BOUFKHED a développé, depuis sa thèse en santé publique, épidémiologie et humanitaire, une grande expérience de l’interdisciplinarité dans la recherche. Ses travaux menés au Cicely Saunders Institute du King’s College, à Londres, ont consisté à faire un état des lieux du soin palliatif au Moyen Orient (Turquie, Palestine, Jordanie). Elle a cherché à définir les besoins des enfants et des adultes dans ce domaine, pour développer ces soins en zones affectées par des conflits.

Luc Deliens

Belgique
Luc DELIENS est directeur du Centre de recherche sur les soins de fin de vie (End of life care -EOLC research group, Ghent University et Vrije Universiteit Brussel-VUB). Sociologue de la médecine, il enseigne la recherche en soins palliatifs dans ces deux universités. Riche de vingt-cinq années d’expérience de travaux interdisciplinaires dans ce domaine, il coordonne actuellement un projet sur les communautés compassionnelles à laquelle participent huit équipes de différentes facultés.
Crédit Photo : Nik Vermeulen

Diane Gay

Canada
Diane GUAY est infirmière de formation. Après vingt années passées dans des services de soins intensifs, elle a développé un intérêt pour la recherche sur la fin de vie et a mené des travaux sur l’intégration de l’approche palliative dans ces unités de soins. Il s’agit d’une recherche-action participative impliquant de nombreux acteurs qui a permis la co-construction d’une intervention en milieu clinique.

 

Rafael Montoya

Espagne
Rafael MONTOYA est spécialiste de l'anthropologie sociale et membre du Réseau espagnol pour la recherche sur la fin de vie (End of life research network). Il étudie les aspects psychosociaux de la santé et de la maladie. Il travaille à l’Université de Grenade, dans une équipe interdisciplinaire incluant des incluant des psychologues, des nutritionnistes et des infirmières. Dans son équipe, nombreux sont ceux et celles qui s’intéressent à la fin de vie, aux soins palliatifs, à la mort et au deuil.

 

Alexandre Pillonel

Suisse
Alexandre PILLONEL est sociologue. Il s’intéresse à l’assistance au suicide, en Suisse. Il a travaillé avec d’autres sociologues, des anthropologues et des psychosociologues dans le cadre d’une approche ethnographique de cette question, en interrogeant toutes les personnes (bénévoles, médecins légistes...) engagées dans ce processus par essence interdisciplinaire.

 

L’interdisciplinarité, c’est quoi ? Pour vous, quel a été pour vous l’apport de la démarche interdisciplinaire ?

Alexandre Pillonel : L’interdisciplinarité, c’est user de concepts différents sur un sujet donné pour s’entendre avec les autres et créer une forme de résonance entre différentes approches. Finalement, la mort est quelque chose de très particulier et de très abstrait.  C’est un « non objet » qui peut ouvrir sur une multiplicité de points de vue. C’est la raison pour laquelle il faut convoquer beaucoup de disciplines pour travailler sur ce sujet.

Luc Deliens : La recherche en soins palliatifs est souvent focalisée sur les aspects cliniques du soin, alors qu’à la fin de leur vie, les gens ont avant tout besoin de prise en charge et de soutien social, ceux-ci étant principalement assurés par leurs proches. Par ailleurs, beaucoup de travaux de recherche se basent en grande partie sur le témoignage des médecins, même quand il s’agit d’évaluer le vécu du patient. Or, il y a beaucoup de tabous sur la mort et les médecins n’ont pas toujours les aptitudes communicationnelles qui leur permettraient de l’appréhender correctement. On devrait s’intéresser davantage à l’approche holistique (soutien social, spirituel et psychologique…) et à l'entourage des patients. Et si on oriente les recherches dans cette direction, on a besoin d’aller chercher dans d’autres facultés une expertise que les médecins n’ont pas.

Rafael Montoya : Travailler avec des gens issus de spécialités variées permet d’apporter différentes solutions à un même problème. C’est crucial dans les soins palliatifs. Quand nous avons proposé notre projet dans les maisons de retraite, nous avons été amenés à collaborer tantôt avec le psychologue, tantôt avec le travailleur social, tantôt avec le médecin… Au final, l’expérience s’est très bien déroulée, il y a eu un feedback continu et il n’a pas été nécessaire de faire d’effort spécifique pour promouvoir l’interdisciplinarité. Il est certes difficile de concilier les différentes perspectives, mais c’est extrêmement enrichissant car on n’est pas seul.

Sabah Boufkhed : L’interdisciplinarité, pour moi, c’est lorsqu'on s’imprègne vraiment des méthodes de l’autre et qu’on arrive à communiquer entre différentes disciplines. Dès ma thèse, j’ai été amenée à faire appel à des concepts issus de nombreuses disciplines et à travailler dans un champ très vaste, y compris en dehors du monde académique (par exemple avec des syndicalistes et des institutionnels). Moi qui étais à la base très focalisée sur les approches quantitatives et statistiques, je me suis retrouvée à faire des interviews et des "groupes focus" avec des gens de plusieurs professions et disciplines qui n'étaient pas de mon domaine de recherche. Quand on est spécialiste d’une discipline, on est parfois un peu borné. J’avoue qu'avant de commencer à m'immerger dans la communauté dans laquelle j'ai rencontré les futur.e.s participant.e.s à ma recherche, je n'étais pas convaincue de l'importance du qualitatif pour mes travaux. La force des autres disciplines et des méthodes qualitatives ne m'étaient pas du tout familières. Mon terrain et mon apprentissage, par nécessité, de ces méthodes, a complètement débloqué ma manière de penser. Depuis, j’ai pris l’habitude de « traduire » le langage d’une discipline à l’autre. Je n’arrive plus à me cantonner à une seule spécialité, cela devient ma marque de fabrique. Nous avons beaucoup à apprendre les un.e.s des autres, et c’est cela qui m’intéresse.

Diane Guay : C’est une démarche interactive visant à établir des objectifs communs entre différents acteurs possédant des savoirs, expertises et perspectives uniques et complémentaires. J’inclue ici la perspective du patient et sa famille. On a tout à gagner à privilégier l’interdisciplinarité, surtout en soins palliatifs. Il faut briser les silos disciplinaires et ouvrir le dialogue si l’on veut prétendre considérer l’humain dans sa globalité et répondre aux besoins multidimensionnels des patients et de leurs proches. L’interdisciplinarité était au cœur de mon projet puisque la recherche-action est un dispositif de recherche qui vise à améliorer une situation collectivement jugée sous-optimale, à produire un changement par la découverte de solutions négociées et « sensées » par et pour les acteurs locaux eux-mêmes. Je suis persuadée que l’interdisciplinarité est la stratégie la plus prometteuse et la plus efficace pour introduire l’approche palliative dans le secteur des soins intensifs (celui-ci est encore largement influencé par l’approche biomédicale classique et la mort y demeure souvent occultée).

L’interdisciplinarité est-elle plus développée de nos jours ? Avez-vous observé une évolution au fil du temps ?

LD : Le domaine de la recherche en soins palliatifs s’est beaucoup élargi, aussi bien en ce qui concerne les sujets traités que les disciplines concernées. Au début, on s’intéressait surtout aux symptômes cliniques des patients cancéreux. Aujourd’hui, les soins palliatifs sont présents dans toutes les disciplines hospitalières, même si ce n’est pas encore suffisant.

AP : Dans la formation des chercheurs, on insiste beaucoup sur la nécessité de la démarche interdisciplinaire. C’est une norme qui est désormais transmise lors de notre « socialisation académique ».

DG: On assiste heureusement à un mouvement clairement favorable aux projets de recherche collaboratifs au Québec depuis quelques années. L’approche interdisciplinaire s’impose comme moyen de répondre aux besoins complexes de la patientèle en soins palliatifs et favorise les alliances interuniversitaires et inter-réseaux.

Est-il plus compliqué d’obtenir des financements pour un projet de recherche interdisciplinaire ?

AP : C’est très clairement un atout. Nous sommes en train de répondre à un appel à projets du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans lequel la richesse des disciplines est indispensable.

DG : Au contraire ! dans le domaine de la recherche au Canada, l’interdisciplinarité fait partie des critères d’attribution privilégiés par les principaux organismes subventionnaires. Les projets inter-réseaux favorisant l’intersectorialité et l’implication citoyenne sont hautement valorisés.

SB : L’interdisciplinarité est un point positif que les financeurs apprécient. En Angleterre, c’est un élément très encouragé dans la recherche, il y a beaucoup de financements collaboratifs et interdisciplinaires.

LD : Même si c’est beaucoup plus facile qu’il y a 30 ans, présenter un projet interdisciplinaire demande tout de même davantage d’efforts de présentation qu’un projet classique, par exemple si on propose d’autres méthodologies que celles auxquelles les jurys sont habitués. Il faudrait que les chercheurs apprennent à faire de la pédagogie avec les jurys d’évaluation pour bien faire comprendre leur point de vue interdisciplinaire.

RM : Cela dépend. Certaines structures encouragent l'interdisciplinarité, mais quand elles sont rigides et peu flexibles cela peut poser problème. Par exemple, nous essayons d'inclure des psychologues dans les instituts de recherche en santé, afin qu'ils puissent soumettre des appels à projets et publier, mais c'est parfois administrativement compliqué, car les psychologues en Espagne ne sont pas considérés comme des professionnels de santé par toutes les institutions.

Est-il plus difficile de publier ?

LD : Je trouve qu’il n’y a pas véritablement de souci pour publier des travaux de recherche en soins palliatifs parce qu’on est toujours novateur, quel que soit le domaine dans lequel on publie. On peut cibler des journaux de nombreuses disciplines (oncologie, pédiatrie…) en plus des journaux spécifiquement axés sur les soins palliatifs.

AP : Pour notre projet, nous avions anticipé la question de la publication et prévu au départ que chacun proposerait des articles aux revues de son domaine et que les autres membres de l’équipe accepteraient, ou non, de cosigner (ce qu’ils ont fait dans la très grande majorité des cas). Toutefois, à la satisfaction de l’ensemble des membres de l’équipe de recherche, nous avons publié une monographie qui rend compte de la richesse d’une démarche interdisciplinaire.

SB : Il y a certaines revues scientifiques dont le comité éditorial a bien compris l’importance de l’interdisciplinarité, mais tout dépend du champ de recherche. Pour une thèse, en revanche c’est plus compliqué…

RM : La publication peut être un sujet problématique dans le sens où, pour obtenir une position académique, il peut être obligatoire de publier dans un certain type de journaux. C’est pourquoi nous avons cherché à publier à la fois dans des journaux généraux et de spécialité.

DG : je ne crois pas que ce soit un enjeu pour les journaux dédiés aux soins palliatifs. Par contre, il faut parfois être stratégique pour publier dans les revues spécialisées.

Toutes les recherches devraient-elles être interdisciplinaires ? Certaines dimensions de la recherche peuvent-elles  être occultées dans une telle approche ?

AP : Il y a effectivement des questions auxquelles, en tant que sociologue, j’aurais été curieux de répondre, mais que nous n’avons pas pu approfondir à cause de la démarche ethnographique sur laquelle nous nous étions accordés. Une approche interdisciplinaire peut aussi générer de petites frustrations.

SB : Ce n’est pas forcément une bonne idée de chercher l’interdisciplinarité partout. Cela répond à des besoins spécifiques sur certains projets, mais nous avons aussi besoin de gens très spécialisés, focalisés sur leurs méthodes, parce que la profondeur avec laquelle ils vont répondre aux questions de recherche n’est pas du tout la même ! L'approche interdisciplinaire permet d'avoir des idées nouvelles, de créer des connexions, et, souvent, d'apporter du pragmatisme. C’est ce qui fait la force d'une telle démarche.

Publié le 23/05/2022

Lire la suite de cet entretien croisé

interdisciplinarité fin de vie