Mourir au monastère

Comment, de nos jours, les communautés contemplatives gèrent-elles la fin de vie et le décès de leurs membres ? Deux sociologues ont mené une enquête ethnographique au sein de plusieurs monastères.

Vue du cimetière d'une abbaye

Annick Anchisi et Laurent Amiotte-Suchet sont sociologues, l’une spécialiste de la vieillesse, l’autre des religions. Ils collaborent dans le cadre d’un projet de recherche ethnographique1 qui porte sur seize communautés monastiques différentes situées en Suisse romande et en Bourgogne-Franche-Comté. Entre 2019 et 2020, ces deux chercheurs ont réalisé plusieurs séjours2 en immersion au sein de ces monastères, réalisant des observations et des entretiens.

Le rythme de la vie contemplative, axé sur l’étude et la prière, n’est pas de tout repos. Le quotidien s’organise entre le travail et les offices (qui ont parfois lieu la nuit), ne laissant que très peu de place au temps libre. Dans la majorité des communautés, le silence est loi, sauf pour échanger des propos relatifs à l’organisation de la vie collective, commenter la Règle3 ou partager un court moment de récréation. Il n’y a pas de retraite statutaire, y compris pour les plus vieux qui continuent à effectuer des tâches utiles à la collectivité et adaptées à leur état de santé.

Les religieux.euses intègrent ces communautés au terme d’une longue période de formation en prononçant des vœux solennels. Ils et elles s’engagent ainsi à vivre au sein d’un monastère donné, à y travailler, à y participer à la vie collective, et à obéir. Derrière cet engagement, il y a la promesse de servir la communauté jusqu’à la mort, et, en retour, celle-ci s’engage à prendre soin de l’individu explique Laurent Amiotte-Suchet. Mais la population de monastères vieillit et les moines et moniales doivent apprendre à gérer autrement les déficits liés à l’âge, la fin de vie et le décès de leurs pairs.

Dans ce contexte, les chercheurs ont constaté que tout est fait pour maintenir l’individu au centre de la vie communautaire. On va par exemple aller chercher ceux qui sont à l’infirmerie pour qu’ils assistent aux offices. D’ailleurs, le rythme du monastère, même s’il est éprouvant pour des personnes âgées, a aussi une dimension structurante. On peut supposer qu'il permet de freiner les symptômes de certains troubles cognitifs, souligne Annick Anchisi.

Des normes palliatives bien intégrées

On n’entend plus de discours sur la rédemption liée à la douleur : il n’y a pas lieu de souffrir pour atteindre les portes du paradis et l’usage des morphiniques est admis, ajoute la chercheuse. Les normes palliatives actuelles ont passé les murs du monastère. On cherche à répondre aux symptômes (douleur, dyspnée…) par une prise en charge adaptée, soit grâce à des membres de la communauté formés aux soins, soit en faisant intervenir des professionnels extérieurs. On ne peut pas dire que ces moines et moniales soient moins bien pris en charge qu’en EHPAD ou en institution, remarquent les sociologues.

Dans un milieu où chacun a son rôle à jouer, celui du frère ou la sœur infirmier.e relève avant tout de l’accompagnement bienveillant : il s’agit de rassurer, par une présence attentive, de nuit comme de jour, et de servir d’intermédiaire auprès des médecins ou infirmiers libéraux auxquels on n’hésite pas à faire appel (ce qui est d'ailleurs une façon de préserver l’intimité de chacun).

Certains monastères ont réalisé des aménagements dans leurs infirmeries pour transformer et médicaliser une partie de leurs locaux3. Si nécessaire, ils peuvent avoir recours à du personnel soignant qui intervient auprès des membres âgés sans perturber la vie contemplative. Ainsi, celles et ceux qui sont devenu.e.s dépendant.e.s peuvent rester dans les lieux, auprès des leurs, dans le rythme monacal.

Le vœu de stabilité, promesse de passer sa vie au monastère, est très important. Les moines et moniales tiennent à mourir entourés de leurs frères ou sœurs, c’est pourquoi on évite au maximum le placement en institution spécialisée. Cependant, il arrive que les symptômes deviennent trop difficiles à contrôler ou que la personne, devenue démente, perturbe le fonctionnement de la vie communautaire en déambulant ou en brisant le grand silence instauré pendant la nuit. La décision de la faire prendre en charge à l’extérieur ne survient alors qu’au terme de débats collectifs difficiles, ce type de placement n’ayant jamais été pratiqué ou même envisagé par le passé. Mais, quoi qu’il en soit, on va rechercher le frère ou la sœur au moment de l’agonie, ou juste après son décès, pour accomplir les rituels séculaires.

Une scénographie de la permanence

La communauté maîtrise parfaitement l’accompagnement des mourants et les rituels funéraires. Tout est cadré, chacun connait sa place, son rôle, les paroles à prononcer. Ces pratiques traditionnelles très codifiées, qu’on perpétue année après année, donnent un sentiment de permanence qui permet de faire face à la mort. Cependant, ces rites a priori immuables ont parfois dû être réaménagés. Dans certains couvents, par exemple, on a accepté de recourir à la crémation car il devenait notamment trop difficile pour des personnes âgées de creuser une tombe sans intervention extérieure.

Lors des décès, toute la communauté se rassemble. Par la suite, on cherche à maintenir longtemps le souvenir du défunt, à travers de petites choses comme le fait de placer sa photographie à sa place, à table. On entretien l’idée d’individus qui font corps. Cependant, si la prise en charge de la fin de vie et de la mort sont collectifs, il n’y a pas, à proprement parler, d’intimité chaleureuse entre les membres d’une même communauté. Même si les religieux et religieuses aiment à se décrire comme une famille spirituelle, leurs liens ne sont pas ceux d’une famille traditionnelle. On ne pleure pas aux enterrements. Les membres de ces communautés savent qu’à un moment donné, l’un des leurs va mourir et le rituel est pensé depuis longtemps.

  1. Cette recherche est financée pour 4 ans par le Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS) : « Vivre et vieillir séparé du monde. Stratégies de préservation des ordres monastiques » (recherche FNS, Division I, projet n° 179047).
  2. Ces séjours ont été réalisés sur des périodes de 7 à 10 jours, avec ensuite des retours de 3 ou 4 jours sur les terrains.
  3. Par « la Règle » on entend la règle de vie de la communauté, c’est un document écrit qui statue sur les règles communes des moines et moniales. Inspirées de règles plus anciennes (règle de saint benoit, saint augustin…) les communautés rédigent au moment de leur fondation des règles pour la vie communes et peuvent les faire évoluer dans le temps.
  4. Ceci a été observé lors d'une étude précédente sur les congrégations apostoliques.

 

Contacts :
Annick ANCHISI
Sociologue, professeure ordinaire
Haute école de santé Vaud (HESAV – HES-SO)
Lausanne
annick.anchisi@hesav.ch

Laurent AMIOTTE-SUCHET
Sociologue, chargé de recherche
Haute école de santé Vaud (HESAV – HES-SO)
Lausanne
laurent.amiotte-suchet@hesav.ch

Pour en savoir plus
Site web de cette recherche :
https://vieillirmonastere.hesav.ch/
Présentation de ces travaux lors de notre séminaire scientifique 2020-2021 :
Voir la présentation de ces travaux lors de notre séminaire scientifique 2020-2021

Références bibliographiques :

  • Amiotte-Suchet (L.), Anchisi (A.) – « Quand on rentrait, c’était pour la vie », Vieillesse et dépendance dans les communautés contemplatives, Archives de sciences sociales des religions, 2020, pp. 165-187.
  • Anchisi (A.), Amiotte-Suchet (L.) – « Se lever pour Vigiles. Tenir le coup pour vieillir et mourir au monastère », in. Gérontologie et Société, Finir sa vie, hâter la mort au grand âge, Balard & al. dir., 2020, pp. 63-75.

Publié le 11 juin 2021
Auteure : Delphine Gosset
Crédit photo : Laurent Amiotte-Suchet

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