Penser les espaces de la mort

Entretien avec Annabelle ISZATT, architecte praticienne, enseignante à l’école d’architecture de Montpellier et chercheuse au laboratoire GERPHAU. Elle mène depuis plus de 10 ans des recherches sur les espaces funéraires. Ses travaux débouchent à la fois sur la mise en place d’un réseau de recherche thématique et sur un projet de recherche action.

Portrait d'Annabelle Iszatt
  • Comment avez-vous commencé la recherche ?

J’ai fait ma thèse en Suisse, au sein du département architecture de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) car à l’époque on ne pouvait pas préparer de doctorat en école d’architecture en France. Mon sujet portait sur la naissance des nécropoles en région parisienne. J’ai cherché à comprendre les mutations de la société, dans une période de bouleversements, en observant l’apparition de nouveaux espaces de la mort.

  • Quelle est la méthodologie de recherche en architecture ?

Comme c’est un domaine de recherche relativement récent, il n’y a pas pour le moment de consensus méthodologique. Pendant ma thèse, j’ai travaillé à partir d’archives (plans d’architectes ou d’urbanistes, textes juridiques et administratifs). Dans mes travaux ultérieurs, j’ai développé une approche davantage anthropologique. Je fais notamment des « filatures », c’est-à-dire que j’observe la façon dont les gens se comportent dans un espace donné : comment ils se déplacent, ce qu’ils font, à quels moments, s’ils apportent quelque chose, s’ils interagissent entre eux… Cette observation à distance me permet d’identifier des parcours, et des zones qui attirent, qui concentrent ou qui sont au contraire évitées. Même en tant que praticienne, je porte toujours un regard sociologique et anthropologique sur les usagers des lieux que je conçois. De façon générale, je trouve que l’approche transdisciplinaire est nécessaire et extrêmement enrichissante.

  • Pourquoi s’intéresser à la mort et aux espaces funéraires en tant qu’architecte ?

Auparavant, les espaces de la mort n’étaient pas du tout abordés dans les cursus d’architecture, même sous l’angle historique, alors que des architectes reconnus ont pourtant travaillé dans ce domaine. C’est un sujet important, qui ne doit pas être passé sous silence. Pour pallier ce manque, j’ai initié, au sein de l’École de Montpellier, un enseignement sur la sacralité qui aborde non seulement tout ce qui touche aux espaces de la religion et du culte, mais aussi aux lieux de la mort, quels qu’ils soient. Par la suite, j’ai souhaité organiser un colloque sur ce sujet, en réunissant les champs disciplinaires qui s’intéressent à l’homme et à l’espace. Ce colloque, intitulé « sacralités, spatialités » s’est tenu en mai 2022.

  • Quel est le bilan de ce colloque ?

Nous avons réussi à réunir des gens venus d’horizons très différents et de plusieurs pays. Architectes, urbanistes, chercheur.e.s en sciences humaines et sociales, juristes, doctorant.e.s en architecture, journaliste et même un photographe ethnographe. C’était très réussi, dans le sens où chacun a fait l’effort d’éviter d’utiliser trop de jargon pour pouvoir véritablement échanger. À l’issue de ces deux jours, l’intérêt de dialoguer ensemble était évident pour tout le monde. Nous nous sommes aperçus que si nous n’avions ni les mêmes mots, ni les mêmes méthodes, nous disions cependant un peu tous la même chose.

  • Quels étaient ces éléments communs ?

Nous avons essayé de définir quelle était l’expression du sacré dans l’espace. Même en dehors des codes religieux, il y a des dispositifs spatiaux universels qui traversent l’histoire et les cultures. La dimension sacrée s’accompagne souvent des mêmes fils conducteurs : on retrouve un rapport avec de grandes lignes horizontales, de vastes paysages, qui sont des éléments de détachement universels, mais aussi la spatialité du passage avec des seuils, des passages. On a besoin de la notion de frontière et de limites, il faut que l’espace de la mort marque quelque chose.

  • Quels sont vos projets en matière de recherche ?

Je prévois de renouveler ce colloque tous les deux ans et de le rendre itinérant. L’idée est aussi de monter un petit réseau de recherche thématique « spatialité / sacralité ». Par ailleurs, après une dizaine d’années de recherche théorique j’ai eu envie de concrétiser les acquis de ces travaux et de m’impliquer dans un projet de recherche – action que je mène par le biais de mon agence pour expérimenter un nouveaux modèle d’espace funéraire.

  • Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

Le projet SanctuR est né dans le cadre d’un appel à projets international à Shangaï où nous avons remporté la 3e place avec notre proposition d’innovation pour le cimetière de demain. Ce projet, axé sur le rite, rassemble tous les espaces du parcours funéraire dans une même pièce urbaine. Je défends l’idée que ce parcours ne doit plus être fragmenté à travers le territoire comme il l’est aujourd’hui. Devoir se déplacer de l’hôpital, au funérarium, au lieu de cérémonie, au crématorium… n'est pas propice au recueillement, cela crée des ruptures dans l’état émotionnel de ce moment particulier. D’autre part, les espaces de la mort sont souvent situés à l’extérieur des villes et invisibilisés. SanctuR est un projet de proximité, presque un projet de quartier, qui pourrait avoir d’autres fonctions et devenir un lieu où les vivants viennent se ressourcer et s’extraire de l’effervescence urbaine.

Pour en savoir plus :
Consultez le profil d'Annabelle ISZATT dans l'annuaire des chercheurs
Contact : annabelle.iszatt@montpellier.archi.fr
Site du réseau Sacralités Spatialités : https://sacralitespatialite.com/
Projet SanctuR : https://zattnsat.fr/portfolio/concours-cimetiere-a-shanghai-circle-of-l…

Publié le 6/06/2023

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