Le désir de mort chez les personnes âgées

Lassitude de vivre, demandes d’euthanasie, suicide… Le désir de mort exprimé par certaines personnes âgées pose question. La place qu’on leur accorde dans notre société n’est pas étrangère à ce phénomène, comme l’expliquent Eric Fourneret, philosophe, et Frédéric Balard, sociologue, lors d’un entretien croisé.

@Engin Akyurt

Frédéric BALARD est maître de conférences en sociologie et anthropologie à l’Université de Lorraine et chercheur au Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S). Il mène actuellement avec des collègues sociologues et psychologue une étude sur le suicide au grand âge. Il est également rédacteur en chef de la revue Gérontologie et société.
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Eric FOURNERET, philosophe, a fait de l’euthanasie et du suicide assisté le sujet de sa thèse. Chercheur au Brain Tech Lab de l’Université Grenoble Alpes et à l’Institut des Sciences juridiques et philosophique de la Sorbonne, il a contribué à divers comités d’éthique. Il a également été membre de la commission SICARD1. Il est l’auteur du livre Sommes-nous libres de vouloir mourir ? paru en août 2018 aux éditions Albin Michel.
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– Qu’est-ce que le désir de mort chez les personnes âgées ?

Frédéric Balard : Derrière cette expression – qui ne relève pas de la sociologie - se cachent des réalités très différentes : la proximité de la mort, le discours sur la mort, l’attente de la mort et le fait de se projeter dans la mort, de mener des démarches pour la préparer… Il me semble important de ne pas amalgamer les récits sur la mort pris comme des généralités, ceux sur la mort des autres et ceux sur sa propre mort. Dans le cadre de ma thèse, je me suis intéressé au très grand âge, c’est-à-dire aux personnes âgées de 90 à 100 ans, chez qui les discours sur la mort étaient très présents. J’entendais souvent des choses comme : « j’attends la mort » ; « à mon âge, c’est normal de mourir », « je suis fatigué de vivre », « j’ai vu mourir tous les miens », etc. Ces récits ne sont pas synonymes.

Eric Fourneret : Il y a une grosse différence entre vouloir mourir et ne plus avoir envie de faire d’efforts pour vivre, ce qu’expriment certaines personnes âgées en disant « attendre la mort » : elles sont fatiguées, tout leur est difficile, elles n’éprouvent plus de plaisir dans les petites choses du quotidien et se mettent en retrait. Beaucoup de personnes âgées en institution peuvent exprimer ce genre de choses1. Et paradoxalement, les demandes explicites d’euthanasie et de suicide assisté sont rares, peut-être parce que ceux et celles qui les formulent ont peur de n’être pas assez bien entendus. Ceci dit, le désir de mort peut aussi se manifester de manière non verbale : certains refusent de s’alimenter ou de prendre leurs médicaments. Mais, répétons-le : désirer mourir et être fatigué de l’effort de vivre sont deux réalités différentes qui s’appréhendent de façons différentes.

- Quels sont, d’après vous, les facteurs qui interviennent dans le désir de mort des personnes âgées ?

FB : Je ne sais pas s’il y a plus de désir de mourir chez les personnes âgées qu’à d’autres périodes de la vie. On entend aussi des jeunes dire qu’ils en ont « marre de vivre ». Cependant, le rapport à la mort des personnes âgées est construit par le contexte socio-culturel. Vouloir mourir peut être motivé par le souhait de ne plus être un poids pour le groupe. Dans certaines sociétés qui font face à des conditions de vie très difficiles, comme chez les Inuits par exemple, on a pu voir des comportements visant à hâter la mort des personnes âgées dépendantes (abandon, négligence, euthanasie). Dans la société actuelle, les discours d’attente de la mort des personnes âgées pourraient être liés au fait de ne pas trouver un rôle social, une place.

EF : Ces facteurs sont, d’une part, la solitude non-souhaitée et l’isolement, et, d’autre part, le fait que ces individus ne se sentent plus utiles et se considèrent comme une charge économique et chronophage pour leurs enfants. Ce sont des personnes qui ont conscience de ce qu’elles coûtent aux yeux de la société. Car oui, prendre soin des anciens représente du temps et un certain coût. D’un point de vue éthique, on peut se demander si c’est un argument légitime pour que la société justifie de limiter cette prise en charge… Quoiqu’il en soit, réduites au prisme de l’utilité, les personnes âgées ont l‘impression de ne plus servir à rien. Elles perdent leur ancrage existentiel : le sentiment d’exister, d’être présent dans le monde des autres. Il faut bien avoir conscience du fait qu’il s’agit d’une représentation sociale collective dans laquelle l’individu – et pas seulement l’individu âgé – est appréhendé selon une vision instrumentale de la réalité. Et cette représentation devient d’autant plus féroce que la vulnérabilité des personnes augmente : plus on est vulnérable, plus on est dépendant des autres ; plus on est dépendant, plus cela a un coût. Dans notre culture, on reste persuadé de devoir rendre l’aide qu’on nous apporte, ce qui est loin d’être toujours possible.

-    Dans ce cas, comment interpréter les demandes d’euthanasie ?

EF : Il est difficile de déterminer quand une personne souhaite mourir « par elle-même » et non pas parce qu’elle s’y sent obligée pour des raisons émotionnelles, familiales ou économiques. Pour estimer s’il s’agit d’un désir rationnel de mourir (« rationnel » ne s’entend pas uniquement dans sa dimension logique, mathématique, mais plutôt « ce qui a des raisons d’être », même si ces raisons sont émotionnelles), il faut que cette volonté ait pu passer son propre examen, en repérant les arguments, en les testant, en les mettant à l’épreuve et en les confrontant à la contradiction… Dans l’état de l’Oregon, aux USA, le suicide assisté est autorisé, mais il représente seulement 0.2% des décès, contre 3% en Belgique ou aux Pays Bas… Pourquoi ? Peut-être parce que dans ces deux pays, la date du décès est fixée dans la procédure tandis que dans l’Oregon aucune date n’est fixée. Ainsi, les individus peuvent réexaminer en permanence leur demande à mourir, ce qui se conclut souvent par la volonté de retarder l’échéance. Une date fixée semble figer la volonté en l’inscrivant dans un déterminisme qui est contradictoire avec l’idée d’une volonté libre.

–    Le suicide est-il fréquent chez les personnes âgées ?

FB : Le taux de suicide chez les hommes de plus de 85 ans est presque dix fois supérieur à la moyenne nationale2. C’est un phénomène peu médiatisé, en comparaison du suicide chez les jeunes ou du suicide au travail, mais ce n’est pas nouveau : Durkheim le décrivait déjà il y a plus d’un siècle. Cela pose de nombreuses questions : pourquoi cette augmentation avec l’âge ? Pourquoi une telle différence entre les sexes, les hommes âgés se suicidant 8 fois plus que les femmes tandis que celles-ci font davantage de tentatives ? Mais quand on s’interroge sur les causes et les motifs du suicide, on rencontre vite des limites méthodologiques. En enquêtant auprès des familles de personnes suicidées, on recueille en réalité le point de vue du conjoint, des proches et souvent de la descendance, qui peut être très différent d’un individu à l’autre. Par ailleurs, on ne cherche pas la même chose selon sa spécialité : les épidémiologistes vont analyser les facteurs de risque, les sociologues vont rechercher les causes (isolement, perte du lien social, précarité), tandis que les psychologues vont s’intéresser aux pathologies (dépressions, troubles mentaux…) ou motifs individuels (souffrances, chocs, ruptures dans le parcours de vie).

– Est-ce une question d’isolement ? Les personnes âgées qui se suicident sont-elles dépressives ?

FB : Il faut se méfier des interprétations hâtives : on observe aussi des cas de suicide chez des personnes qui vivent en couple ou avec leurs enfants. Quant à la dépression, c’est difficile à évaluer chez les personnes très âgées : son occurrence varie entre 25% et 80% selon les études. Il n’est pas facile de faire la part des choses entre l’état dépressif, la tristesse et la dépression sévère. Sans compter que, du point de vue de nos normes sociales, les personnes très âgées ont souvent des raisons d’être malheureuses parce qu’elles sont veuves, souffrent de pathologies invalidantes et voient souvent se réduire leur liberté et leur autonomie décisionnelle.

– Le fait de vivre dans une institution pour personnes âgées est-il un facteur aggravant ?

EF : Il est évident qu’il y a une déstabilisation et une perte de repères liées au placement en institution. Cela peut être vécu comme un véritable traumatisme. Beaucoup de personnes entrent en institution parce que leur état de santé se dégrade de manière importante, ce qui augmente leur dépendance vis-à-vis d’autrui. L’espérance de vie en institution, à ce moment-là, n’est pas très élevée. J’ai eu l’occasion de travailler dans de nombreuses maisons de retraite et j’avoue qu’il n’y en a aucune dans lequel j’aurais eu envie de finir mes jours. Mais ce n’est pas de la responsabilité de leurs directeurs-trices ni des soignants, c’est à cause des moyens insuffisants que le politique daigne leur accorder. Dans le milieu médical, on dit souvent qu’on n’a pas l’obligation des résultats, mais celle des moyens. Là, c’est l’inverse : on demande aux professionnels de santé de faire des résultats sans moyens ce qui est moralement inacceptable et ne peut conduire qu'à des situations complexes et extrêmes, dans lesquelles le résident âgé, le professionnel et la société s’abîment mutuellement. Dans les pays nordiques, les personnes âgées ne sont pas majoritairement inscrites dans des institutions spécialisées, car le réseau associatif est beaucoup plus développé qu’en France, par exemple. Cela permet de les garder à domicile plus longtemps. Par ailleurs, il y a une cohabitation plus prononcée entre les actifs et les séniors, et cela commence par l’urbanisme qui ne fait pas de séparation physique entre les générations. La place de la personne âgée dans la société est complètement différente. Cela soulève bien des questions sur le modèle français et ses impératifs de rentabilité.

  1. En 2012, le Président de la République François Hollande a réuni huit spécialistes autour de Didier Sicard, ancien président du Comité national d’éthique, pour réfléchir sur la fin de vie, organiser des débats publics et rédiger un rapport à ce sujet. https://solidarites-sante.gouv.fr/archives/archives-presse/archives-com…
  2. On compte 60 cas pour 100 000 personnes chez les hommes âgés contre 18 sur 100 000 tous âges confondus.

Publié le 26 juillet 2020


Éric Fourneret
Crédit Photo : Pix’l Studio